Fiora Garenzi

  • Pour des raisons de sécurité, ils ne peuvent pas donner le nombre exact de soldats dans leur unité, mais ils sont nombreux. Mobilisés par choix ou appelés après les attaques du 24 février 2022, les soldats ukrainiens composant la brigade 72 sont spécialisés dans l’artillerie - mortier principalement.
    Le plus jeune d’entre eux a 18 ans, mais ils sont nombreux à n’avoir qu’une petite vingtaine d’années, et n’avoir jamais combattu avant. Tous sont venus, comme ils le disent « non pas pour tuer mais pour défendre », défendre leur pays, défendre leur peuple, dans l’espoir que leurs familles puissent un jour connaître la paix.


    Pendant plus de deux semaines, j’ai suivi les soldats ukrainiens de la 72ème brigade dans leur quotidien, qui est, depuis les attaques de février, rythmé par les bombardements et les avancées russes. Le documentaire « Unité 72 » recoupe des portraits, des images de vies et des interviews dans lesquelles ils évoquent leurs vies d’avant, dressant un portrait psychologique et intime de ces hommes dont l’existence a été mise sur pause depuis le 24 février.

  • « Je m’appelle Vova, j’ai 26 ans et je me suis engagé dans l’armée en 2018. Depuis 2018 je passais six mois de l’année dans l’armée et six mois chez moi.
    J’avais 21 ans quand j’ai commencé l’armée, j’ai fêté mon 22ème anniversaire sur la ligne de front.
    En fait je voulais même m’engager un an avant, mais ma copine de voulait pas. J’ai attendu mais c’était trop important pour moi, donc je me suis engagé un an plus tard. Je ne me suis jamais imaginé militaire quand j’étais enfant, mais quand mon pays a eu besoin et que j’en ai été capable, j’ai directement voulu aller au front.
    J’ai fait ça pendant trois ans et demi puis j’ai arrêté mon contrat parce que j’étais trop fatigué, j’avais l’impression de vieillir trop vite. Après ces trois ans et demi dans l’armée j’ai fait différents métiers à Kyiv.
    Le 24 février, je travaillais dans un supermarché. D’un coup c’est devenu le chaos. Quand les bombardements ont commencé, la sécurité a arrêté de laisser les gens rentrer dans le magasin, tout le monde était paniqué, les gens voulaient retirer de l’argent, acheter à manger…
    Le lendemain, le 25 février, j’étais dans la première vague de mobilisation pour partir combattre. J’avais de l’expérience, je ne me voyais pas rester faire un métier dans lequel je n’étais pas vraiment utile alors que des hommes inexpérimentés allaient devoir partir combattre, dont je me suis réengagé.
    Je n’ai pas d’enfant mais je sais que je me bats pour mes proches, pour ma copine même si elle préférerait que je reste auprès d’elle, pour ma mère, pour mes deux petits frères qui sont toujours en Ukraine.


    Le 28 avril a été un des jours les plus compliqués pour moi. Nos positions ont été attaquées, nous avons perdu plusieurs amis soldats, des hommes qui se battaient depuis 2014. C’est une journée dont je ne pourrais jamais oublier une seule seconde.
    Chaque jour on se réveille, on se prépare, on fume une cigarette et on part pour notre poste. En général les rotations ont lieu toutes les deux heures. La majeure partie du temps on surveille simplement la ligne de front ; parfois il faut contre-attaquer. Je suis celui qui charge le mortier et qui tire, si besoin.
    Tu peux être l’homme le plus solide possible, la guerre te transformera forcément. Quand j’ai fini mon premier service, pendant deux mois j’ai été incapable de reprendre une vie normale. Tu as besoin d’être bien entouré. Quand la guerre était plus calme, avant les récentes attaques, on passait beaucoup de temps à attendre, continuellement sous tension. Quand je retourne à la vie normale, dès que j’entends un bruit sourd, qui sonne comme une explosion, j’ai une réaction disproportionnée, mon esprit reste en permanence à la guerre. Mais chaque jour où je suis au front, quand je me lève le matin, je me rappelle que je me bats pour mes petits frères, pour qu’ils puissent connaître la paix. »

  • « Je m’appelle Daniel, j’ai 22 ans et je suis originaire de Sumy, une ville dans le Nord-Est de l’Ukraine. J’étudiais l’histoire à l’université avant de m’engager dans l’armée après les attaques de février. Un an avant la guerre j’avais suivi une formation militaire donc j’étais prêt. Après mes études je voulais devenir guide et voyager.
    Quand la révolution de Maïdan a éclaté en 2013, j’étais jeune, avant ça je n’avais pas forcément d’idées politiques, mais ces confrontations m’ont mis en colère et j‘ai compris tous les enjeux qui étaient entre les mains de notre génération.
    Quand j’ai rejoint mon unité en février, je devais avoir un poste simple, je devais seulement être celui qui amène les charges qui sont mises dans les canons. Très vite j’ai dû faire plus car on manquait d’hommes. J’ai commencé à charger les mortiers, à viser, à tirer.
    Il y quelques semaines, mon commandant est mort dans mes bras après un bombardement. C’est là que j’ai compris que c’était réel, bien sûr je savais que ça l’était, mais rien ne rend les choses aussi concrètes que quand on est confronté directement à la mort. C’est à ce moment précis que j’ai compris pourquoi j’étais là. Je savais que nous étions forts et déterminés, avec toute la volonté du monde pour protéger notre pays, mais j’ai aussi compris ce jour-là que l’ennemi l’était tout autant et qu’il pouvait parfois bien viser. »

  • « Je m’appelle Igor, j’ai 22 ans. Je suis lieutenant, j’ai été diplômé de l’école des officiers quelques mois avant les attaques de février. Je supervise une partie de mon unité, j’indique les consignes à suivre, je suis le lien entre les décideurs et ceux qui sont sur le terrain. Je circule entre les différentes positions pour m’assurer que tout se passe bien pour mes soldats.
    Peu de temps après la formation de notre unité, un soir, on devait aller secourir des gens après le bombardement de leur immeuble. Il faisait nuit noire, il y avait six blessés, le bâtiment était en feu. On a pu sauver seulement trois des civils qui étaient piégés, les autres ne s’en sont pas sortis ; chacun des hommes de mon unité présent cette nuit là, moi compris, s’en veut terriblement. On pense à eux souvent.
    Il y a un rituel ici en Ukraine : quand on boit tous ensemble, on lève son verre, plusieurs fois, les deux premiers coups sont pour les vivants, au troisième coup on verse quelques gouttes d’alcool sur le sol et on pense à ceux qui sont morts ; on pense à ceux qu’on n’a pas pu sauver ce soir-là.

  • « Dans l’unité, tout le monde me surnomme Santa. J’étais ambulancier en psychiatrie avant de m’engager dans l’armée. Mon oncle travaillait en psychiatrie, j’ai commencé cette profession parce que c’était facile. Je m’occupais de personnes âgées avec des démences, et de manière générale des individus qui avaient des comportements dangereux.
    Je suis entré dans l’armée en 2016, en fait j’avais suivi une formation militaire mais je ne pouvais pas être mobilisé parce que j’avais cinq enfants. J’ai choisi de m’engager par moi-même quand mon fils est entré dans les forces spéciales. Ma motivation et mon implication sont sans limite car c’est l’engagement de mon fils qui m’a poussé à m’engager. Depuis 2020, j’avais repris mon travail en psychiatrie. Quand les attaques ont commencé en février 2022, un jour plus tard j’avais remis mes papiers en ordre et j’étais de nouveau dans l’armée. Avant de partir, j’ai promis à ma femme qu’on mettrait fin à cette guerre ; et je me suis promis à moi-même que je servirai pour tous ceux qui ont choisi de mettre leur vie de côté, jusqu’à parfois la perdre pour notre peuple.
    Dans mon bataillon, j’aide avec les premiers soins car j’ai des compétences médicales, je suis les autres soldats sur les positions et si quelques chose tourne mal je viens récupérer les blessés ou les soigner sur place si on ne peut pas les déplacer. Le reste du temps je fais la cuisine pour mes camarades. »

  • « Andrei, notre commandant a quatre enfants, Ruslan en a deux, j’en ai trois. On se bat tous pour eux. Tous les hommes de notre unité ont une famille et la plupart avaient un travail et une vie civile.
    On est juste des gars ordinaires à qui on a donné des armes pour protéger notre terre, nos familles et notre pays. » —Yuri

  • « Je m’appelle Mikhaïl, j’ai 26 ans. J’ai été dans la marine pendant quatre ans, alors quand les attaques de février ont eu lieu j’ai rejoins l’armée. Le 24 février, je travaillais dans une usine de meubles, j’étais à l’usine et ma femme à la maison avec notre bébé de 7 mois. On a entendu une première explosion dans mon village près d’Ouman. Les murs de ma vieille maison tremblaient. On a directement compris que quelque chose d’important était en train de se passer. Je n’ai même pas réfléchis, deux heures après les attaques, j’étais au bureau pour m’enregistrer comme soldat volontaire.
    Au début, j’ai été dans différentes unités d’artilleries puis j’ai rejoint l’unité 72. Je suis principalement chauffeur pour mon unité, je peux déplacer les munitions, aller récupérer de la nourriture, conduire les autres soldats sur la ligne de front…
    Depuis petit, j’ai toujours voulu être soldat, je trouve que quand je suis sur le terrain ma vie trouve son utilité. En tant que chauffeur, il faut avoir une bonne réactivité et savoir garder son sang froid car toute ton unité dépend de toi quand une situation dégénère.
    Je suis rentré dans l’armée pour la ponctualité, la stabilité et le respect qu’on t’accorde pour défendre ton pays. Dans la réalité rien de tout cela n’est vrai, l’armée c’est souvent la désorganisation, c’est même parfois le chaos total, et pour la reconnaissance, il arrive que les gens ne soient pas très amicaux avec les soldats ukrainiens, spécialement dans le Donbass où tout homme en tenue militaire est perçu comme ennemi. Dans le Donbass, beaucoup de civils sont en colère contre l’armée ukrainienne et c’est parfois difficile pour nous de travailler.
    Ma maison me manque, ma vie me manque. Le 19 juin ma fille a eu un an, je n’ai même pas pu la voir. Quand me femme lui parle de moi, son premier réflexe est de pointer le téléphone du doigt. C’est dur de voir que ta propre fille pense à toi par l’intermédiaire d’un portable.
    J’ai grandi en foyer à partir de mes 14 ans, j’ai eu peu d’opportunités pour étudier. En rentrant, après la guerre, je veux permettre à ma fille de faire de grandes études, de choisir sa voie, d’avoir le meilleur futur possible. »

  • « Je m’appelle Nicolas et j’ai 34 ans. Avant la guerre j’avais un travail des plus banals, je m’occupais des renouvellements de passeports dans un bureau administratif. J’ai suivi une formation militaire et j’avais déjà combattu au début de la guerre, en 2014. Je suis soldat mais je suis contre la violence, la violence vient des russes qui tirent délibérément sur des civils et tuent des familles sans aucun remord. Quand on (l’armée ukrainienne) tire, on ne cherche pas à provoquer le conflit, au contraire on veut y mettre fin.
    C’était moins difficile de revenir me battre comme j’avais déjà combattu avant, j’avais déjà connu la peur, j’avais déjà vu la mort. Comme il y a huit ans je suis là pour ma famille, dans l’espoir que mes proches puissent avoir un futur, moi je ne compte pas. J’essaie de mettre de côté mes émotions, quand je suis au front je m’oublie, ma personne ne compte pas. Je ne pense qu’à ceux pour qui je suis revenu combattre. Si tu réfléchis trop, tu t’effondres. »

  • « Je m’appelle Andrei, mais dans l’unité on me surnomme “shérif” car avant l’armée j’étais policier. Au début des attaques de février j’ai envoyé ma femme et mes quatre enfants en dehors d’Ukraine pour être sûr qu’ils soient en sécurité. Ma famille, c’est ce qui compte le plus pour moi, avec ma femme on voulait plus que tout avoir des enfants mais ça n’a pas été facile. On en a adopté deux et on en a eu deux. Le plus grand vient d’avoir 18 ans. Immédiatement après son anniversaire il a signé les documents auprès du gouvernement pour demander une formation militaire, il a dit à ma femme que c’était pour me rejoindre et pour qu’on veille l’un sur l’autre. Il doit bientôt recevoir sa formation, j’espère que la guerre sera terminée d’ici-là et qu’il ne viendra jamais ici. »

  • Salle de bain improvisée sur le rebord d'une fenêtre.

    MAx, un des enfants du quartier dans lequel l'unité militaire s'est installée pendant quelques semaines passe ses journées avec eux.

  • « Je m’appelle Ruslan. Il y a quelques mois, je travaillais pour une ONG internationale. Le 24 février j’ai rejoins l’armée, j’ai été dans différentes unités avant de rejoindre l’unité 72. Ma femme, mes enfants et moi, on habitait à Kyiv. Une semaine après le début de l’invasion une roquette est tombée près de notre maison, ma femme a pris la voiture avec nos deux enfants et elle est partie pour l’Allemagne.


    En 2014, la guerre n’était pas si massive, elle était plus localisée. Aujourd’hui, la guerre a un impact sur toute l’Ukraine.
    Ma tante est russe, la mère de Shérif, notre commandant, est russe, cette guerre est compliquée. Ce qui compte c’est ce à quoi tu t’identifies, les valeurs qui t’importent et le choix de la liberté. On n’en veut pas à tous les russes et on ne veut pas de mal aux civils, tout ce qu’on veut c’est que notre pays reste un territoire sur lequel nos familles peuvent se sentir en sécurité.


    Avant la guerre les gens n’étaient pas radicaux, aujourd’hui tout le monde formalise et revendique son idéologie. Quand les choses deviennent compliquées les camps se divisent et on se sent obligé de se rapprocher d’un groupe et de s’unir. Un soldat ukrainien est un simple citoyen, ordinaire, qui a peur. Un jour, on a dû prendre les armes car notre pays venait d’être attaqué.
    On sait tous que si on gagne, ça sera facile de revenir à la vie normale et de reprendre nos vies, si on perd, la normalité n’existera plus.

    Mon fils a 17 ans, bientôt 18 ans. Il voulait revenir en Ukraine pour combattre et pour aider son pays. Je lui ai dit de finir de grandir, d’aller à l’université. Quand il sera grand il pourra défendre son pays, aujourd’hui il fait partie de ceux qu’il faut protéger. Il a le droit à la paix, il a le droit de connaitre la vie civile, on ne connaît plus jamais la sérénité après avoir connu la guerre. »