Fiora Garenzi

  • « Je m’appelle Eugénie et mon deuxième prénom est Ossawa, c’est un prénom gabonais qui signifie « au bord de l’eau ». Les deux prénoms étaient ceux de mes grands-mères, Eugénie vient de Euzenie. Le prénom de ma grand-mère a été francisé pour simplifier la prononciation et l’administratif.

    Depuis la fin du lycée je me fais appeler Ossawa, j’aimais ce prénom et il m’a permis d’affirmer mes origines et de me différencier. J’ai 18 ans, je suis française et gabonaise. Je suis née en France. Mes parents sont nés tous les deux au Gabon.


    Ma mère est arrivée en France quand elle avait 16 ans pour ses études, mon père est arrivé du Gabon un peu plus tard, pour ses études aussi. Il avait eu une proposition de bourse pour étudier ici, et ma mère est venue dans l’espoir d’accéder à un meilleur cursus, puis d’avoir des opportunités d’emplois plus intéressantes et une vie plus confortable qu’au Gabon. Ils ne se connaissaient pas avant d’arriver en France.

    Je suis très fière de mon mélange culturel. À part dans les situations où l’on peut être victime de racisme, je ne vois pas comment ça pourrait être négatif.

    J’ai grandi dans une ville de banlieue près de Rouen, dans un quartier populaire avec une population très mixte. Mes amis d’enfance ont tous des origines différentes. Grandir dans cet univers m’a ouvert les yeux sur d’autres perspectives, d’autres façons de faire les choses ou de concevoir le monde. Je pense qu’aujourd’hui il est plus facile de vivre avec ses origines qu’à l’époque de mes parents. Ma mère a subi beaucoup de discrimination étant plus jeune, notamment pour trouver du travail, sa couleur de peau était souvent un problème. Au final, les gens de sa génération venaient en France pour avoir de meilleures opportunités de travail mais devaient revoir leurs ambitions à la baisse, les emplois importants étant peu accessibles aux personnes issues de l’immigration. Je pense que si je n’avais pas grandi en France je ne serais pas aussi ouverte et libre, dans mon style vestimentaire par exemple. J’aime bien jouer avec la mode et les différents genres, mais dans ma famille et au Gabon en général on est assez classique et pudique. J’aime aussi affirmer mes origines par ma façon de m’habiller. Je pense que mon style est un parfait mélange entre la liberté et l’excentricité permises par ma culture française et les touches culturelles gabonaises qui font référence à mes origines.

    J’étudie le droit. Ce qui me plait c’est justement d’apprendre à le contourner. Quand tu maîtrises un domaine, ce domaine ne peut plus se jouer de toi. Maîtriser les lois, c’est maîtriser les codes de la structure sociale française, souvent on ne connait pas nos propres droits. En tant qu’enfant issu de l’immigration c’est un énorme avantage de maîtriser ses droits, de savoir réagir face à la discrimination et de contredire certaines idées préconçues grâce à ta connaissance des lois. Si tu comprends toi-même le système, on peut moins s’en servir contre toi.

    Récemment on a beaucoup entendu parler du mouvement Black Lives Matter. Je pense qu’il aura eu un impact positif pour favoriser la justice et pour ouvrir les yeux face à la discrimination en règle générale, même si les gens en dehors de ces rassemblements retournent à leur vie et oublient parfois à quel point le racisme ordinaire, les préjugés, les stéréotypes sont ancrés dans le quotidien.

    Il y a encore beaucoup de tabous dans la façon de parler des origines, de la culture, de la couleur de peau. Pourquoi dire « black » serait plus correct que de dire « noir » ? Je suis noire, c’est ma couleur de peau. La biculturalité ne peut être rendue négative que par ceux qui la perçoivent, c’est toujours une richesse et c’est dommage de laisser le regard des autres altérer ce sentiment. Pourquoi être bilingue françaisanglais serait une fierté et être bilingue en français et dans un dialecte africain ou du Maghreb serait une honte ? »

  • « J’ai 24 ans et je suis franco-algérienne, j’ai la double nationalité. Je suis française par ma mère et algérienne par mon père. J’ai grandi dans l’Est de la France, puis mes parents ont divorcé quand j’avais 14 ans. Un an plus tard je suis partie vivre avec mon père qui s’était remarié avec une femme en Algérie, j’ai commencé à faire beaucoup d’aller-retours avec lui là-bas.


    Mon père est arrivé en France à 8 ans, mon arrière-grand-père faisait déjà beaucoup d’aller-retours entre l’Algérie et la France, en Algérie il n’y avait rien, il venait d’un petit village en haut des montagnes, il allait en France pour travailler puis ramenait l’argent à sa famille. Quand mon grand-père a été assez grand il a suivi son père et a fait pareil. Un jour il s’est installé en France avec sa famille.

    Mon père a grandi dans un village, il a beaucoup subi le racisme étant jeune, de peur que je subisse la même chose, il voulait que je sois « la plus française possible ». Il ne m’a pas appris le kabyle. C’est aussi pour cette raison que mes parents m’ont donnée un prénom français. Ma mère était très investie dans la lutte contre le racisme, tous les deux étaient conscients des difficultés liées au fait d’être d’origine étrangère en France et ils ont voulu me préserver.

    Je ne supporte pas qu’on m’appelle par mon prénom français, ça me renvoie à toutes les difficultés vécues par mes parents qui les ont conduits à m’appeler ainsi pour me protéger d’une société dans laquelle tu ne pouvais pas porter tes origines avec fierté. Je vais officiellement adopter mon prénom berbère, même si c’est déjà celui par lequel je me fais appeler depuis longtemps.

    Très jeune j’ai compris les difficultés qui entouraient la notion de culture, moi-même j’étais « l’arabe » de mon collège. Ma famille était de gauche, elle voulait changer les choses. On parlait de la société, de l’actualité. J’ai été sensibilisée au monde qui m’entourait, aux différences sociales et humaines et à l’impact qu’elles avaient, dès mon plus jeune âge.

    À partir de mes 15 ans j’ai commencé à voyager en Algérie avec mon père, souvent. Je vivais dans un univers non-religieux, en France, où la religion est assez taboue et j’étais dans un collège catholique où elle n’était pas prise au sérieux par les élèves comme par la structure. Passer de ce contexte à un univers où tu entends l’appel à la prière cinq fois par jour, ça a été un déclic pour moi, qui étais dans une quête de spiritualité. Je me suis beaucoup remise en question sur mes certitudes, mes croyances, alors que j’étais la première à avoir toujours été sceptique face à la religion. Avec les années, j’ai appris au sujet de l’Islam et j’y ai trouvé des réponses aux questions que je me posais. J’ai choisi l’Islam parce que c’était la religion qui m’était la plus accessible. Un jour j’ai réalisé que je croyais, puis une fois que tu crois, tu crois c’est comme ça.

    Je suis consciente de la dissonance entre l’islam et la France dans l’esprit collectif, mais pour moi une religion c’est universel. En France, on est dans un pays très athéiste, au-delà du fait d’être laïque, je pense qu’on est dans un pays antireligieux. La norme c’est d’être athée, même les chrétiens, les catholiques sont tournés en dérision et montrés du doigt, même si c’est à une échelle différente.

    J’ai l’impression qu’en tant que personne biculturelle, d’origine arabe, issue d’un milieu assez pauvre, voilée aussi, je porte une certaine responsabilité et un certain message. J’ai été à la fac, j’ai eu un master. J’ai eu l’impression d’avoir un profil différent des gens qui m’entouraient. Quand j’écrivais mon mémoire il y avait cette professeur qui m’avait dit « pour vous ça n’est pas seulement l’écriture d’un mémoire qui se joue », il y avait une responsabilité, quelque chose à prouver.

    Le fait d’être né en France, d’avoir un passeport français, d’être français au final, ça te libère de cette pression pour l’intégration. Tu ressens moins le besoin de t’adapter à tous les codes et tu t’autorises plus à être toi-même. Je suis consciente de la chance que j’ai de passer après des générations qui se sont battues contre les préjugés et ont fait évoluer les choses.

    C’est plus facile aujourd’hui de vivre sa biculturalité. Néanmoins, je pense que le racisme anti-arabes a beaucoup muté vers l’islamophobie. C’est plus correct dans le contexte actuel de dire « j’aime pas l’islam » que de dire « j’aime pas les arabes ». On dit plus facilement qu’on n’aime pas la religion que l’éthnicité, mais au final c’est juste une dérive d’une discrimination sur un critère qui est passée à un autre critère mais la population ciblée reste la même.

    En France aujourd’hui, c’est compliqué de trouver un travail quand tu as un voile. Récemment, il y a eu beaucoup de polémiques à ce sujet, l’opinion publique a largement pris le parti des femmes voilées et pourtant la situation n’a pas changé.

    Il y a quelques mois je cherchais un travail, j’ai un master en didactique du français donc j’ai cherché dans cette voie là. J’ai trouvé un poste qui m’intéressait, qui était vaquant depuis un moment et pour lequel les recruteurs avaient même du mal à trouver quelqu’un. C’était un service civique. Ma candidature a été refusée car dans les services civiques où le public risquerait de t’assimiler à un fonctionnaire, depuis peu, tu ne peux pas porter de signe religieux. La circulaire venait tout juste de passer. Une circulaire c’est la structure qui décide de l’appliquer, en l’occurrence il s’agissait d’une structure portée sur l’enseignement des langues avec une majorité d’étrangers qui y étudiaient alors si même dans ce type de structure et pour un service civique on choisit d’appliquer la circulaire ça en dit long sur les possibilités qui s’offrent aux femmes voilées.

    Par la suite, j’ai pu trouver un poste dans l’associatif. Je suis heureuse parce que je suis en contact avec le public, et à mon échelle je représente l’association. Aux yeux des personnes que je vais voir je suis voilée, et je participe à faire évoluer l’image type qu’on peut avoir d’une personne qui travaille dans le relationnel avec le public. Je travaille avec des enfants majoritairement d’origine étrangère et je trouve que c’est important d’être là face à eux, j’ai le sentiment de véhiculer un message : si une fille arabe et voilée est là, alors toi avec tes origines aussi, même si tu n’es pas la personne la plus représentée, tu peux arriver à faire ce que tu veux.

    Je me souviens au début du lycée, je ne savais pas ce que je voulais faire plus tard et j’avais dit à ma conseillère d’orientation « je veux faire des études qui me permettent de porter le voile plus tard », très jeune j’ai eu conscience de la difficulté de pouvoir vivre ma religion et être épanouie professionnellement en même temps. Elle m’avait répondu « ne pense pas à ça, fais ce que tu aimes et il y aura une place pour toi quelque part », ça m’a beaucoup marquée. J’avais 16 ans, j’ai voulu commencer à porter mon voile. Au final je ne l’ai porté que pendant une semaine, tous les jours je me retrouvais confrontée à des problèmes, on m’interdisait de monter dans le bus scolaire, je me faisais critiquer dans mon village. Je l’ai enlevé. Pendant l’écriture de mon mémoire j’ai choisi de le remettre, ça me tenait très à coeur de faire ma soutenance avec. J’ai eu la chance d’avoir une directrice de mémoire ouverte d’esprit et ça s’est très bien passé. »

  • « Je m’appelle Jason, j’ai 22 ans. Je suis de nationalité française et gabonaise, d’origine congolais et gabonais. Mon père est congolais et ma mère gabonaise. Je suis né en France et j’y ai grandi.


    Ma mère est arrivée en France en 1988, elle avait 32 ans. À la base elle ne devait rester que quelques semaines pour un stage, mais finalement elle s’est dit qu’elle aurait plus d’opportunités de réussite ici et elle a choisi de rester. Je n’ai pas grandi avec mon père, j’ai peu de relations avec lui, mais je sais qu’il est arrivé un peu avant ma mère.

    Je pense que la vie est plus facile pour nous aujourd’hui que pour la génération de nos parents, mais la question de l’intégration et le racisme sont toujours des sujets qui sont d’actualité. L’histoire, même récente avec la colonisation si peu avouée et reconnue, montre que l’égalité est loin d’être acquise et qu’une hiérarchie entre les races est toujours de mise à l’heure actuelle, aussi bien à l’échelle des pays que dans la vie quotidienne où il est toujours plus simple de trouver un travail quand tu as la peau blanche.

    Dès l’enfance mes camarades de classe touchaient mes cheveux crépus, se moquaient, les comparaient à un tapis. Quand on est petit on ne réalise pas, mais en grandissant on comprend que des petits détails comme ceux-là contribuent à normaliser le racisme.

    La justice et le rapport à la police sont des domaines dans lesquels tes origines et ta couleur de peau te pénalisent particulièrement. Les contrôles au faciès, les arrestations au hasard concernent très largement les populations noires et arabes.

    Il y a deux ans j’ai subi mon premier contrôle au faciès. Ça a été la pire expérience de ma vie. À la gare Saint-Lazare, j’allais au travail et je me suis fait interpeler. Sans raison particulière quatre policiers m’ont imposé une fouille, j’ai demandé une explication et j’ai dit que je n’étais pas d’accord. Ils m’ont plaqué au mur, fouillé, ils pensaient que j’avais de la drogue sur moi, ils ont vu que je n’avais rien. Je voyais que les policiers n’étaient pas d’accord sur la façon de me traiter, deux d’entre-eux ne voulaient pas me fouiller, un prenait même mon parti mais l’autre a imposé son point de vue. Comme j’ai posé des questions et dit mon désaccord ce policier a considéré ma réaction comme une agression sur un policier alors que je n’avais pas été violent, ils étaient quatre face à moi, pourquoi est-ce que j’aurais été violent, je n’avais pas vraiment l’avantage ? Mais ils ont décidé de m’embarquer, j’ai été menotté, emmené au commissariat. Pendant tout le trajet le policier a été très agressif avec moi. Là-bas un autre policier essayait de me provoquer en continu, me disant qu’à mon « style » j’avais l’air de porter des produits illicites. Je n’avais pas de casier judiciaire, et je n’avais jamais eu de problème avec la police avant ça. Ils m’ont gardé pendant sept heures, puis finalement m’ont laissé partir en me disant qu’ils allaient porter plainte pour agression sur officier. Au final, j’ai été convoqué pour la plainte et j’ai eu l’opportunité de donner ma version des faits. Quand j’y suis allé j’ai rencontré un autre officier vraiment sympa, il m’a écouté et m’a dit que mon arrestation n’était pas juste, puis la plainte a été annulée. Ma mère était paniquée, je n’avais jamais eu aucun problème, c’était terrible quand elle est venue avec moi pour la convocation.

    Après ce contrôle il y a deux ans, j’ai subi deux nouveaux contrôles, le premier pendant la coupe du monde, j’étais avec des amis, on est noirs tous les trois, on marchait vers une épicerie, des policiers sont arrivés et nous ont dit de nous mettre contre le mur. Des jeunes avaient lancé des pétards un peu plus loin et comme par hasard sur toutes les personnes possibles aux alentours ils nous ont interpelés nous.

    Un soir quelques mois plus tard, j’accompagnais des amis à la gare, des policiers sont venus vers nous, nous ont dit qu’ils avaient vu l’un d’entre nous faire un signe bizarre au loin et nous ont dit de nous mettre contre le mur. Avec mes amis on n’a pas compris parce qu’on n’est pas du genre à faire des signes à une voiture de police, on ne cherche pas les problèmes.

    La dernière fois, j’étais dans le train avec un ami, des policiers montent à bord, on avait nos pass et on était en règle, mais ils nous ont fait descendre du train pour une fouille. Ce genre de choses m’arrive assez souvent.

    Depuis que j’ai un peu de moustache, de barbe et que je fais un peu plus « homme », j’ai beaucoup plus de soucis avec la police. Face à la Justice en France c’est difficile d’être un homme issu de l’immigration, tu portes sur tes épaules cette image de voyou dont tu ne peux pas te défaire.

    Quand j’étais plus jeune Malcolm X m’a beaucoup marqué, il était une sorte de modèle. À travers ses combats contre la ségrégation au États-Unis il m’a permis de voir mes origines avec fierté et m’inspirait par sa lutte pour un monde dans lequel notre couleur de peau ne serait pas un frein aux libertés. J’ai toujours été intéressé par les personnes impliquées politiquement et les mouvements se battant pour l’égalité.

    Ces derniers mois, les comportements injustes de la police ont beaucoup fait parler suite à la mort de Georges Floyd et à l’apparition du mouvement Black Lives Matter. C’était déjà un sujet qui m’importait beaucoup et j’avais manifesté il y a plusieurs années à la suite de la mort d’Adama Traoré. Malheureusement, c’est très courant pour les personnes de mon entourage et les jeunes de couleur en général de subir humiliations et violences de la part de la police. J’espère que ces mouvements continueront, que la société évoluera. Nos parents ont subi ce système, nos grand-frères aussi, aujourd’hui en 2020, j’aimerais la justice et l’égalité. « Liberté, égalité, fraternité » sont les valeurs de mon pays, mais ces trois valeurs sont bafouées si l’on n’accorde pas la même considération à tous les individus, comment se sentir totalement intégré dans une société qui n’applique pas ses principes à notre égard ?

    L’endroit « d’où tu viens » ça n’est pas nécessairement un lieu, c’est l’endroit duquel tu te sens proche, qui te ressemble et qui te permet de comprendre qui tu es.

    Le fait de te sentir lié à un pays, qu’il soit ton pays de vie, de naissance ou d’origine, te permet de grandir avec l’histoire de celui-ci, l’histoire de ta famille, de tes ancêtres. C’est cette histoire qui fait que tu es là où tu es aujourd’hui, c’est cette histoire qui te façonne.

    Dans notre société malheureusement, ta couleur de peau te range dans une case, le blanc est lié à la richesse, au développement, au pouvoir, et le noir à leurs contraires, plus ta peau est foncée, plus elle est assimilée à ces aspects négatifs, inconsciemment encrés dans l’esprit des gens et renforcés par l’histoire et la construction de notre société.

    Pourtant, la force de la France c’est la diversité de sa population, le pays s’est construit par l’immigration, il a fait appel aux autres peuples quand il a eu besoin de différentes compétences, pour reconstruire, pour créer, développer. Renier la diversité du pays, c’est renier son histoire.

    Le multiculturalisme c’est l’âme du pays. »

  • « Je m’appelle Siham, je suis née dans le sud-ouest de la France. Ma famille est originaire de Fès, au Maroc. J’ai la double nationalité, franco-marocaine.

    Je parle le français et l’arabe, un peu l’anglais et l’espagnol mais à un niveau très scolaire. Quand j’étais enfant, chez moi, on parlait le marocain. J’ai des grand-frères et soeurs à qui ma mère a parlé en français avant moi, car elle avait peur qu’ils se retrouvent en difficulté à l’école, mais quand ils ont grandi elle s’est rendu compte qu’ils parlaient très mal l’arabe. Comme je suis la dernière de la fratrie, elle a décidé de ne pas reproduire ce qu’elle considérait comme une erreur et de me parler exclusivement en arabe. J’ai appris le français à l’école.


    Ma mère est arrivée en France quand elle avait 11 ans, avec sa famille. Mon père est arrivé beaucoup plus vieux. Pour être honnête, de façon pas très légale je crois, il avait déjà été marié au Maroc. Sa première femme était morte en couche, elle avait eu six enfants, qui eux-mêmes étaient tous décédés de la mort subite du nourrisson, excepté une fille. Je pense que mon père en a eu mare des conditions précaires de vie au Maroc, notamment du manque de moyens médicaux qui l’avait beaucoup affecté dans sa vie. Il est venu en France car il aspirait à un idéal qu’il pensait trouver en Europe.

    À l’époque chez moi on avait un vieux lecteur cassettes et qu’une seule cassette, je ne me souviens même plus de son vrai nom mais c’était une cassette marocaine qu’on appelait Abdelaouf. J’adorais la regarder en famille, je pense que même si on avait eu des dizaines d’autres cassettes on aurait toujours regardé celle-là.

    Quand ma mère faisait à manger, et même encore aujourd’hui, elle mettait toujours la radio, c’était soit les informations françaises, soit de vieilles cassettes d’époque avec des chansons marocaines. La musique c’était toujours marocain et les informations en français pour se tenir au courant.

    Pour ma mère ça a été très compliqué de s’intégrer. Elle a travaillé comme hôtesse de maison en France. Elle a eu une éducation très stricte marocaine, puis ici elle a élevé des enfants de médecins avec l’éducation très française que les parents souhaitaient pour leurs enfants. Au début elle était perdue, elle ne connaissait pas trop les codes, seulement l’éducation à la dure où l’on interdit, où l’on oblige. Puis elle a intégré les normes d’une éducation française classique, qu’elle a par la suite reproduits en nous éduquant, mes frères et soeurs et moi ; ce qui je pense, même si ça n’était pas toujours parfait, nous a beaucoup aidés à nous sentir comme les autres.

    Quand tu viens de pays non-privilégiés et que tu as eu la chance de naître en France, tu grandis avec cette idée imposée par ta famille et par toi-même que tu dois forcément faire de grandes études. Quand j’étais plus jeune je voulais être médecin. J’ai fait la première année, mais je ne l’ai pas eue. J’ai toujours su que je voulais faire un métier du coeur, prendre soin des gens. N’ayant pas réussi médecine, je me suis dirigée vers des études d’assistante sociale, je pense que ne m’étant pas toujours sentie comprise, j’avais envie d’être la personne qui pouvait aider ceux qui cherchaient leur place. Avec le recul cette profession est plus proche de ce que je suis réellement que celle de médecin. Je ne sais pas réellement ce que j’aimerais faire dans l’avenir. Je sais seulement que j’aimerais pouvoir aider les autres, en particulier des familles. J’imagine que je fais une espèce de projection sur ma famille et l’arrivée de mes parents en France. J’ai envie de soutenir ces familles en situations difficiles, qui me rappellent ce qu’ont connu mes parents il y a quelques années.

    Ma mère n’avait pas du tout un français parfait quand j’étais enfant. Parfois à l’école j’employais des mots qu’elle me disait à la maison, en pensant que si ma mère l’avait dit c’était forcément juste. J’ai mis du temps à réaliser que tout n’était pas toujours parfait parce que oui, maman n’était pas française. Quand c’est ton parent, tu prends toujours ce qu’il dit comme vérité absolue. Avoir un parent qui apprend en même temps que toi sur le pays qui l’entoure, ça le rend moins infaillible, mais surtout ça donne conscience de tous les efforts qu’il fait et des difficultés qu’il rencontre. À mes yeux, ma mère est une femme très courageuse. Aujourd’hui encore, il m’arrive de faire quelques fautes à l’oral, souvent mon copain me corrige et je découvre une nouvelle faute que ma mère m’a apprise et qui depuis toujours me semblait juste. Enfant ça me blessait, maintenant j’en rigole, puis j’essaie de ne plus la reproduire.

    Être un enfant de parent issu de l’immigration ça te responsabilise très jeune. Après le décès de mon père, ma mère a eu des problèmes de santé. Mes frères et soeurs faisaient leurs études. Il ne restait que ma mère, un de mes frères et moi à la maison. Mon frère n’était pas très aidant sur l’aspect administratif, c’était culturel il n’avait pas à le faire. En tant que fille, dès mes 12 ans, j’ai appris à faire les démarches administratives pour aider ma mère. J’imagine que ça m’a aussi influencée dans mon choix de carrière. J’ai d’ailleurs écrit mon mémoire de fin d’études sur la parentification, les relations parent-enfant où les rôles ne sont plus très clairs.

    J’ai l’impression qu’aujourd’hui, il est difficile de se présenter comme une personne faite de deux cultures. Les gens veulent toujours que tu correspondes à une case définie. Même les personnes racisées en France vont avoir tendance à faire un choix. Soit elles vont vouloir rester entre elles et recréer leur univers culturel d’origine ici, soit au contraire elles s’affranchissent totalement de leurs origines et mise à part leur prénom plus rien ne les y rattache. Elles ont souvent oublié leur langue maternelle et font comme si leurs origines n’existaient pas. Les gens se sentent obligés de choisir et de mettre une partie d’eux de côté. Je ne me sens représentée par aucun de ces deux schémas. Je suis les deux, française et marocaine.

    Pour les femmes marocaines par exemple, quand on n’est pas suffisamment dévergondée c’est qu’on est trop arriérée. À l’inverse, quand on a trop d’habitudes européennes c’est qu’on renie sa propre culture. Il y a toujours un jugement. J’ai l’impression de devoir constamment déconstruire ce que les gens pensent de moi. Les idées reçues influencent déjà leur opinion à mon égard avant même qu’ils me connaissent.

    Quand on vit en France on est vu comme marocain et quand on va au Maroc on est vu comme français. Au Maroc, les personnes pensent qu’on revient pour étaler notre richesse et notre réussite, car vivre en France pour eux c’est avoir réussi. Peu importe où l’on est, on n’est jamais vraiment perçus comme des locaux.

    Le regard des gens en France sur la biculturalité est assez ambivalent, à mes yeux. Quand je le trouve injuste, j’essaye de comprendre pourquoi ils pensent ainsi. Parfois, j’ai plus de mal à prendre du recul. Quand c’est le cas, j’essaye de me dire que c’est à moi, à ma génération d’être patiente pour tenter de défaire les idées préconçues.

    Je suis la première à poser un regard réprobateur sur ceux qui ont les mêmes origines que moi à la plus petite erreur, car je suis trop consciente qu’individuellement on joue tous un grand rôle pour déconstruire les préjugés raciaux de ceux qui nous entourent. Il arrive d’ailleurs souvent qu’à cause de ça les personnes maghrébines me disent trop « francisée ». En tant que personne biculturelle, si tu poses un regard critique sur l’un des aspects d’une de tes cultures, on s’en sert forcément contre toi pour t’en exclure.

    De chaque côté, il y a ces gens qui cherchent continuellement à te juger légitime ou non d’être qui tu es. »

  • « Je m’appelle Elif. J’ai 18 ans et j’ai la double nationalité : turque et française. Je suis née en Turquie, mais mes parents sont kurdes. J’ai grandi au sud-est de la Turquie jusqu’à mes 9 ans puis je suis venue en France. Mon père est arrivé en France il y a quinze ans, j’avais deux ans. Ma mère est partie le rejoindre trois ans plus tard. Après le départ de ma mère mes grands-parents m’ont élevée avec mes deux frères plus âgés jusqu’à ce qu’on les rejoigne. Mes parents ont obtenu le statut de réfugiés politiques et leur demande de regroupement familial a été acceptée.


    En Turquie la situation pour les kurdes était compliquée. Il y avait beaucoup de tensions entre turcs et kurdes. On était pauvres et la région kurde est beaucoup moins développée économiquement que le reste de la Turquie, les kurdes vivent majoritairement dans des situations de grande précarité. Mon père a voulu qu’on parte en France pour avoir un plus bel avenir, avoir la possibilité d’étudier à l’université, de vivre une vie dans de meilleures conditions.

    Je pense que j’ai réalisé dans les premières années après mon arrivée en France que j’étais à l’entre-deux de deux cultures. Je me rappelle de mes parents qui étaient ici depuis bien plus longtemps et qui avaient pourtant beaucoup de mal avec la langue, alors qu’à 10-11 ans, seulement quelques mois après être arrivée, j’avais déjà un bon niveau en français, presque sans accent. C’était assez drôle, j’aidais mes parents pour des traductions administratives alors que je n’y comprenais pas grand-chose et je faisais l’intermédiaire entre les enseignants et mes parents pendant les réunions parents-profs. C’était pratique, je pouvais ne traduire que les informations qui m’arrangeaient.

    Les premières semaines mon oncle qui était en France depuis 30 ans m’apprenait du vocabulaire en se moquant de ma prononciation, quelques mois plus tard je le corrigeais. Quand on arrive très jeune dans un pays on a la chance de pouvoir encore se modeler à ce qui nous entoure et de se construire à part entière dans deux univers, deux cultures.

    Quand je suis entrée à l’école en France, il y avait cette pensée générale que l’origine ethnique, notamment de certains pays orientaux, était liée au niveau intellectuel et à l’origine sociale des personnes, avec beaucoup de préjugés négatifs. C’est toujours un sentiment présent peu importe le milieu dans lequel tu évolues même si dans les grandes villes les gens ont un peu moins d’idées préconçues j’ai l’impression.

    Pour obtenir un prêt à la banque ou pour trouver un appartement par exemple, je sais que c’était assez difficile pour mes parents, même avec de bons revenus et tous les papiers demandés en règles. Alors, est-ce que leurs origines, leur français imparfait ou l’image du niveau social des immigrés en France jouait ? Chacun est libre d’avoir sa réponse.

    J’ai découvert le concept de « classes sociales » en arrivant en France, je me souviens à l’époque où j’ai compris ce concept d’avoir été vraiment surprise par le fait que le système lui-même classe les gens.

    J’ai le sentiment que l’intégration de ma famille en France a été belle, bien sûr ça n’a pas tous les jours été simple, mais je pense que quand tu es bienveillant tu rencontres des gens qui le sont en retour. Je pense aussi que mes parents qui ont connu la position difficile d’être kurdes en Turquie, les persécutions, le rejet, la précarité, ont relativisé beaucoup de choses en arrivant en France sur leur position d’étrangers dans le pays. Ils nous ont toujours transmis, à mes frères et soeurs et moi, ce regard positif et ce sentiment de chance, ce qui pour ma part m’a aidée à me sentir intégrée. Ils m’ont aussi appris à être fière de mes origines. Je pense que si mes parents ont dû quitter la Turquie du fait de leur culture kurde, ils ne voulaient pas être partis pour la renier ailleurs et surtout ils ne voulaient pas que l’on ait à le faire. Ils ont toujours fait en sorte que l’on porte fièrement nos origines.

    L’endroit d’où « tu viens », ton chez toi, c’est l’endroit où tu as des souvenirs, là où tu as vécu plein d’expériences. C’est l’endroit où il y a ta famille, l’endroit avec lequel tu as le plus de valeurs et de traditions communes. Alors, d’où-je viens ? Ma famille est kurde et se disperse entre la Turquie et la France, mes souvenirs aussi, mes valeurs et mes traditions sont un parfait mélange entre celles des deux pays, alors comment je pourrais me limiter à un des deux pour me définir ? »

  • « Je m’appelle Chris. Je suis français d’origine congolaise. Je suis né en France et j’y ai grandi. Je parle français, les langues étudiées à l’école et je parle un peu le lingala (une des langues nationales du Congo). Ma mère parle le lingala et le français, elle m’a parlé dans les deux langues depuis toujours.


    Mon père est arrivé en France en 1992 pour le travail, dans le but d’avoir une bonne situation qui semblait plus accessible ici, il avait une vingtaine d’années. Ma mère était arrivée un peu avant, elle devait avoir 16 ans. Elle est venue au décès de sa mère, la seule famille qu’il lui restait avait immigré en France donc elle les a rejoint.

    Quand j’étais petit, j’étais un peu gêné par mes origines, quand mes parents parlaient le Lingala dehors j’étais mal à l’aise, mais maintenant j’ai compris que ça faisait partie de moi et je me moque du regard des autres.

    Aujourd’hui, la culture congolaise en France commence à gagner en visibilité. Il y a plusieurs artistes importants de notre génération comme Dadju, Naza qui sont connus par la majorité des jeunes et qui ont introduit la langue et la culture congolaise dans leurs musiques, et de ce fait dans la culture française. Inconsciemment ça facilite l’intégration, ça permet aux gens de poser le regard sur l’Afrique et de réaliser la taille du continent et toutes les cultures possibles pour une personne à la peau noire.

    Dans le football aussi, il y a beaucoup de joueurs d’origines étrangères. Tout comme dans le RAP qui s’est démocratisé et est devenu très populaire. Leur présence nous permet de nous sentir représentés, d’avoir des modèles réels qui nous ressemblent. Ce sera bénéfique pour les plus jeunes de naître en voyant des gens qui ont réussi de la même couleur de peau ou origine qu’eux. C’était beaucoup moins le cas à mon époque et encore moins avant.

    Malheureusement, il y a encore pas mal de personnes qui continuent de porter le racisme en elles. Les gens ont toujours des préjugés, ils émettent une opinion sur toi à partir de ce que tu représentes. Quand tu es noir, tu viens forcément de la cité et tu es une racaille.

    Juste tout à l’heure, j’étais dans le métro, on était nombreux, j’ai voulu prendre mon portable dans ma poche et j’ai effleuré le sac de la dame à côté de moi, elle s’est retournée immédiatement et a tiré son sac comme si j’étais prêt à la voler. C’est difficile de toujours être perçu comme dangereux, de porter cette image de voyou, peu importe ta tenue puisque les gens la lient à ta couleur de peau.

    Dans la banlieue on le subit moins car on vit dans la mixité, mais dès que je vais sur Paris c’est quelque chose qui me frappe.

    Ces préjugés sont particulièrement visibles avec la police.

    L’année dernière, j’allais au supermarché avec trois amis, tous d’origine étrangère, au moment d’entrer dans le magasin il y a une voiture de la BAC qui nous a stoppés pour nous contrôler alors que plein d’autres personnes entraient et sortaient au même moment. On était les seuls hommes non-blancs, on a été les seuls à être contrôlés. On n’avait rien à se rapprocher et pourtant ils nous parlaient mal, l’un d’entre eux m’a dit que si je bougeais il me frapperait.

    J’ai 21 ans. J’ai été contrôlé par la police pour la première fois quand j’avais 15 ans et depuis j’ai été contrôlé plus d’une dizaine de fois. Quand j’avais 16 ans, on fêtait Halloween avec des amis, l’un d’eux a lancé un oeuf sur une voiture, c’était une voiture de la BAC. On a été poursuivis par plusieurs voitures de la BAC et de la police, puis emmenés en garde à vue, tout ça pour un oeuf jeté un soir d’Halloween. Pendant la Garde à vue, les policiers cherchaient à nous mettre la pression, ils nous provoquaient pour qu’on s’énerve et avoir quelque chose de réel à nous reprocher.

    Les personnes issues de l’immigration sont aujourd’hui un peu plus représentées dans la culture, la musique ou le sport, mais dans le corps politique et le journalisme, les domaines qui tirent les ficelles de notre société elles sont très peu présentes.

    J’imagine qu’il y aurait trop de vérités à dire qui iraient à l’encontre du gouvernement et du système. Par contre, les personnalités publiques dégradant les personnes d’origine étrangère sont largement représentées à la télévision et dans la politique, leur droit à la parole s’appelle la démocratie, mais notre non-liberté de nous exprimer n’est jamais qualifiée de censure.

    Structurellement, la société ne s’ouvre toujours pas aux personnes issues de l’immigration. Heureusement, l’Art, les réseaux sociaux et autres moyens de communication contournant les médias émergent et commencent à prendre une place importante, ce qui met la lumière sur des personnes qui n’avaient jamais été représentées jusqu’alors.

    Les gens de couleur vivent plus souvent en cité et dans la banlieue. Les générations précédentes, quand elles sont arrivées en France, travaillaient dans des usines, en périphérie. Aujourd’hui ces quartiers t’enferment dans un univers duquel il est difficile de s’extirper. Les jeunes n’arrivent même pas à espérer une carrière « classique » pour arriver à des postes haut-placés, ils savent trop toutes les difficultés qu’ils vont rencontrer. Beaucoup espèrent percer dans l’Art, la musique, la danse, le sport ou la mode. Ces domaines leurs paraissent plus accessible qu’une carrière conventionnelle, ils ont espoir que leurs différences soient des atouts et non des limites. »

  • « Noss - نص » signifie dans plusieurs dialectes arabes « moitié ». « Noss noss - نص نص » signifie littéralement moitié-moitié.


    Plus que jamais en 2020, les questions d’appartenances et d’origines ont fait débat, laissant pourtant trop peu la parole aux personnes concernées, étant nées et s’étant construites à l’entre-deux de plusieurs cultures.
    Le projet « Noss noss - ص"ن ص"ن « est un ensemble d’entrevues réalisées avec plusieurs français issus de l’immigration par leurs parents ou étant arrivés très jeunes en France. Chacun raconte son histoire, son ressenti, donne ses propres réponses à de vastes questions telles que « Qu’est-ce que ça veut dire, venir de quelque part ? » et « Qu’est-ce qui nous définit ? ».