Yuri, Toretsk, Juin 2022
Yuri, Hôpital militaire de Kyiv, Mai 2023
J’ai photographié Yuri, soldat ukrainien de l’Unité 72, pour la première fois à Toretsk en juin 2022, il m’avait parlé de ses enfants et des idées qui l’avaient poussé à prendre les armes.
« Andrei, notre commandant a quatre enfants, Ruslan en a deux, j’en ai trois.
On se bat tous pour eux. Tous les hommes de notre unité ont une famille et la plupart
avaient un travail et une vie civile.
On est juste des gars ordinaires à qui on a donné
des armes pour protéger notre terre, nos familles et notre pays.
Le 24 février 2022, quand les attaques ont eu lieu, j’étais en période de pause
entre deux différents contrats avec l’armée. Je venais de finir mon contrat et je devais en
commencer un nouveau en mars. Il y a eu des bombardement dans ma ville, c’était le matin,
très tôt. J’ai attrapé mon sac et je suis parti rejoindre les hommes de ma brigade.
Je n’ai eu qu’un léger moment d’hésitation, je me demandais s’il y avait plus besoin de moi au sein de
mon unité ou s’il valait mieux que je reste à Tchernihiv pour protéger ma ville, ses habitants, ma famille.
C’est ma femme qui m’a poussé à partir, elle m’a dit que c’était à Kyiv qu’ils avaient besoin d’aide et tout de suite. »
— Yuri, Juin 2022
Onze jours après cette première photographie prise à Toretsk, Yuri a été gravement blessé lors d’un bombardement. Pendant près d’un an, il a dû aller d’hôpital en hôpital et subir de nombreuses opérations. J’ai finalement pu le revoir à l’hôpital de Kyiv en mai 2023.
« Au début de la guerre, en 2014, un de nos avions ukrainiens a été frappé par l’armée russe. J’ai eu un déclic. Je me suis dit que je voulais changer quelque chose dans ma vie, que je voulais aller défendre les miens. Je suis devenu militaire dans l’armée Ukrainienne en 2015, c’était la quatrième vague de mobilisation. Aujourd’hui j’ai perdu ma jambe, certains matins je me demande si ça en valait la peine, certains matins je me rappelle du jour où je me suis engagé et je me souviens que oui.
Je faisais partie de l’unité 72 (artillerie), j’étais commandant d’une sous-unité spéciale qui est chargée de lutter contre les tanks ennemis. On les maintenait à distance grâce aux SPG-9 (canons anti-char). J’étais commandant, avec deux hommes sous mes ordres.
Onze jour après cette photo que tu as prise à Toretsk, j’ai été blessé à cause d’un tir d’artillerie russe. On était dans le village de Shumy, mon unité faisait un contrôle. Je me suis éloigné quelques minutes du groupe, et le village a commencé à être bombardé. J’ai été le seul a être blessé, j’ai reçu du shrapnel, de petits éclats dans tout le corps, et de très gros éclats dans les jambes. Après l’explosion, j’ai réalisé très vite que mes hommes étaient loin, qu’il fallait que je me promulgue les premiers soins tout seul, je n’avais pas le choix. Je me suis fait un garrot sur ma jambe gauche, celle qui avait reçu le plus d’éclats, pour arrêter les saignements. Puis, j’ai crié aussi fort que j’ai pu, quelques minutes après des médecins de l’unité sont arrivés. Il m’ont mis dans une voiture puis m’ont emmené à l’hôpital. La première chose à laquelle j’ai pensé à la seconde où j’ai été blessé c’était « il faut que j’appelle ma femme, il faut que je lui dise ».
J’ai réalisé la chance que j’avais eu d’avoir survécu au moment ou j’ai été transféré du premier hôpital d’urgence au second hôpital pour suivre de nouveaux soins. Je me suis dit : « Tu es en vie, tu vas revoir ta famille ». Le premier endroit où tu es emmené quand tu es blessé au front, c’est un centre de stabilisation, dans la zone des combats. On te promulgue les premiers soins. Après ça, les soldats blessés savent que s’ils sont transférés dans un hôpital classique, c’est qu’ils devraient s’en sortir.
J’ai été blessé en juin 2022 et je suis arrivé à l’hôpital de Kyiv au début du mois de juillet. Les médecins ont réussi à sauver une de mes deux jambes mais pas la seconde.
Dans le futur, je devrais pouvoir mettre une prothèse, mais c’est au cas par cas, on ne peut jamais savoir combien de temps cela peut prendre. Ma femme vient me voir tous les jours à l’hôpital depuis presque un an. J’ai eu quelques permissions de sortie pour aller voir mes enfants, mais le temps est long.
Aujourd’hui je me sens épuisé. J’ai l’impression qu’après avoir combattu sur le terrain,
c’est un combat avec mon propre corps que je dois mener. Je veux simplement rentrer à la maison.
Je ne sais pas si je serai capable de servir dans l’armée de nouveau, je vais surement être démobilisé
à cause de mes blessures. Mon habilité à servir de nouveau dépendait de la hauteur de l’amputation,
avec une amputation comme la mienne tu ne peux plus combattre. Je ne peux pas me projeter dans l’avenir,
je suis à l’hôpital depuis un an, je ne sais pas quand je pourrai en sortir. Tout ce que je souhaite c’est
de pouvoir remarcher et ne plus passer mes journées assis dans une chaise roulante. Ironiquement, tout ce
dont je rêve c’est d’être chez moi, assis dans mon canapé, à jouer à la Playstation. Quand j’aurai rattrapé
ces années de soirée de playstation perdues, j’aimerais commencer une nouvelle activité, j’aimerais travailler
dans le social, essayer de rendre les villes ukrainiennes plus accessibles pour les personnes handicapées.
Mais c’est un projet pour un futur lointain. »
— Yuri, Hôpital de Kyiv, Mai 2023
« J’ai vécu une des journées les plus difficiles de ma vie de soldat et de ma vie d’homme en août 2022.
On défendait Vuhledar. J’étais avec deux autres gars, et nous devions arrêter plusieurs tanks qui
approchaient rapidement de nos positions. J’étais plusieurs mètres derrière Viktor, une roquette est
tombée près de nous. Je me souviens de la lumière de l’explosion, alors que la nuit était déjà lumineuse,
la lune était pleine. J’ai été projeté par le blast contre les arbres qui étaient derrière moi mais je me
suis relevé. J’ai appelé Viktor, il ne répondait pas. Je me suis approché de lui, il était mort, tué par
des éclats de métal. J’ai été blessé au dos, mais sur le moment je ne l’ai pas senti, je pouvais bouger
et je n’ai pas eu le temps de réfléchir. J’avais plusieurs côtes cassées et des vertèbres déplacées.
Quand j’ai vu que Viktor était mort, j’ai mécaniquement fait ce que la procédure demande de faire.
J’ai récupéré le Javelin, les munitions, la mitraillette de Viktor et le taki- walki.
Il avait notre radio sur sa poitrine. Je l’ai prise, mais je ne voyais pas bien, dans la panique
j’ai cru qu’elle ne marchait plus.
Je savais qu’on en avait une seconde au niveau de nos positions arrières,
deux kilomètres plus loin ; je devais m’y rendre pour appeler l’unité chargée de l’évacuation qui viendrait
récupérer le corps de Viktor. J’ai pris l’équipement et j’ai marché. Les tirs ne se sont pas arrêtés, les
roquettes continuaient à nous couvrir. Je suis arrivé à notre voiture, je ne sais pas combien de temps ça a pris mais j’y suis arrivé.
J’ai fait marcher notre radio, à la lumière et loin des tirs j’ai réalisé qu’elle était juste réglée sur la mauvaise chaîne.
J’ai pu joindre notre commandant et j’ai appelé l’équipe chargée de l’évacuation pour Viktor. Ils sont arrivés très vite,
j’étais reconnaissant car quelques heures plus tard les russes avaient avancé et pris cette zone, on n’aurait sûrement jamais
pu récupérer son corps s’ils avaient pris plus longtemps. »
— Ruslan, juillet 2023
Ruslan montre une photo de Viktor, juillet 2023
Tombe de Viktor, près de Bouryn, juillet 2023
« J’ai d’abord dit que j’allais bien, qu’il n’y avait pas besoin de s’occuper de moi,
je suis resté deux jours de plus sur les positions, mais plus les heures passaient plus
j’avais mal. Au bout de deux jours je n’arrivais même plus à rester debout. J’ai vu notre
commandant et il m’a envoyé à l’hôpital militaire de premiers soins. Ils ont trouvé mes
côtes cassées mais pas mes blessures au dos. J’y suis resté pendant une semaine, puis
ils m’ont renvoyé avec mon unité. Pendant un moment ça a été. Il fallait faire le travail,
je ne voulais pas laisser mes gars. Après quelques temps, au fil des mois, j’ai commencé à
ne plus sentir mes orteils, c’était de plus en plus difficile de rester debout. C’est plus
tard que de nouveaux examens m’ont été faits et qu’on a découvert mes vertèbres déplacées et
les nerfs qui étaient touchés. Les nerfs compressés causent une diminution des sensations dans
mes jambes, ce qui pourrait s’empirer et éventuel- lement m’empêcher de marcher.
En mai, je ressentais trop de douleur. J’en ai parlé à mes commandants. Ça allait de pire en pire, ils ont décidé de ne plus m’engager
dans du combat direct mais de me donner un post de chauffeur. J’ai commencé à amener les gars sur
les positions et aller les récupérer. Pendant un temps j’ai pu faire ça, mais même en position assise,
porter le gilet pare-balle me faisait terriblement mal. Je ne pouvais même plus être chauffeur,
j’étais inutile. J’ai été envoyé à l’hôpital et mon dossier a été transféré à la Commission Militaire
afin de savoir si je pouvais continuer à combattre ou non. Après avoir étudié mon dossier ils m’ont renvoyé
à l’hôpital, à Dnipro. Là-bas, avec des injections, on pouvait faire disparaître temporairement la douleur,
mais le problème était toujours là. Il existe une possibilité d’opération mais elle est très délicate et
dangereuse. Elle pourrait me rendre paralysé. Les médecins m’ont dit qu’ils ne préféraient pas me faire
ce genre d’opération tant que je peux marcher, qu’il y avait trop à perdre. J’ai été examiné dans deux
autres hôpitaux, les trois médecins que j’ai vu m’ont tous conseillé de ne pas faire l’opération.
Mon dossier a été renvoyé à la Commission. La Commission m’a renvoyé essayer un autre traitement.
Aujourd’hui je suis au centre de réhabilitation de Romaniv, après avoir essayé cet autre traitement à l’hôpital
de Jytomyr. Je ne sais pas combien de temps je vais rester ici, mais mon dossier devra de nouveau passer auprès
de la Commission après ça. Je reste dans l’incertitude pour le futur. Si l’opération n’est pas possible,
et je ne peux pas combattre, mais si la Commission ne veut pas me déplacer vers un post qui ne nécessite
pas une capacité physique importante, la situation risque de rester bloquée.
Après avoir perdu Viktor ça a été dur pendant un moment, puis on n’a pas le choix, il faut passer à autre chose.
Un événement horrible en chasse tristement un autre. Il y a deux mois on a perdu trois de nos gars d’un coup.
Un kamikaze russe avait été envoyé directement sur eux. On entendait après coup l’unité russe à laquelle on
faisait face se réjouir de les avoir tous tués, sur nos radios. C’est difficile de perdre des gens, mais on
finit presque par s’y habituer. Il y a des pertes qui sont plus douloureuses que d’autres, mais peu importe
qui l’on perd il faut continuer. Quand Viktor est mort, je n’ai pas paniqué, j’ai pensé de façon mécanique :
je dois suivre le protocole, j’ai des choses à faire, il faut les faire. Les émotions arrivent après.
Quand tu as terminé ce que tu avais à faire, tu t’assieds, tu respires, et là tu réalises. »
— Ruslan, hôpital de Romaniv
(Jytomyr oblast), Juillet 2023
En septembre 2023, la commission ukrainienne de santé pour les militaires a reconnu Ruslan inapte à combattre en ligne de front. Il travaille à présent en base arrière.
« Je m’appelle Daniel, j’ai 22 ans et je suis originaire de Sumy, une ville dans le Nord-Est
de l’Ukraine. J’étudiais l’histoire à l’université avant de m’engager dans l’armée après les
attaques de février, je m’intéressais à l’archéologie, j’envisageais peut-être de devenir guide,
je voulais voyager. Un an avant la guerre j’avais suivi une formation militaire donc j’étais prêt
pour le combat.
Quand la révolution de Maïdan a éclaté en 2013, j’étais jeune, avant ça je n’avais pas forcément d’idées
politiques, mais ces confrontations m’ont mis en colère et j‘ai compris tous les enjeux qui étaient
entre les mains de notre génération.
Quand j’ai rejoint mon unité en février, je devais avoir un poste simple, je devais seulement être celui
qui amène les charges qui sont mises dans les canons. Très vite j’ai dû faire plus car on manquait d’hommes.
J’ai commencé à charger les mortiers, à viser, à tirer.
Il y quelques semaines, mon commandant est mort dans mes bras après un bombardement. C’est là que j’ai compris
que c’était réel, bien sûr je savais que ça l’était, mais rien ne rend les choses aussi concrètes que quand
on est confronté directement à la mort. C’est à ce moment précis que j’ai compris pourquoi j’étais là.
Je savais que nous étions forts et déterminés, avec toute la volonté du monde pour protéger notre pays,
mais j’ai aussi compris ce jour-là que l’ennemi l’était tout autant et qu’il pouvait parfois bien viser. »
— Daniel, Donbass, Juin 2022
Un an après, j’ai revu Daniel, à quelques centaines de kilomètres, toujours dans le Donbass.
« J’ai fêté mes 23 ans au front cette année. Depuis plusieurs mois j’ai des idées noirs,
des pensées très sombres, insistantes, qui tournent en boucle dans ma tête. Je suis tout
le temps concentré sur les mauvaises choses qui se passent, bien sûr c’est la guerre,
il se passe des choses terribles, mais la plupart des gars arrivent à relativiser dans les moments
plus calmes ; moi je n’y arrive pas. Je pense sans cesse aux événements qui se sont passés et à
tout ce qui pourrait encore se produire.
Je ne sais pas vraiment à quel moment c’est devenu pire,
mais il y a quelques semaines j’ai pu voir un psychologue qui m’a dit que je devais prendre un peu
de repos. Il a décidé de m’envoyer dans un centre de réhabilitation psychologique pendant quelques
temps, je pars demain. Je ne sais pas combien de temps je pourrai rester là- bas. Souvent, on ne
peut partir que quelques jours, quelques semaines. L’unité a besoin de nous.
Une pause de quelques jours ça te permet de sortir un peu la tête de l’eau, de prendre une bouffée
d’oxygène avant de retourner dans les profondeurs une nouvelle fois. C’est prendre un peu de temps
pour toi, pour ta santé mentale, avant de t’oublier de nouveau totalement.
Mon regard sur la guerre a totalement changé après avoir passé autant de temps au front.
J’ai perdu l’inspiration et la motivation qui m’avaient amené ici. Une fois que tu es concrètement
engagé dans la guerre tu perds toute perspective idéaliste que tu pouvais avoir, la guerre c’est
toujours sale, la guerre c’est toujours triste.
Je ne peux pas repenser au moment où je me suis engagé, à cette décision que j’ai prise. Tout ce
que je sais c’est que le moi d’avant la guerre et le moi d’après la guerre sont deux personnes totalement différentes,
deux mondes qui n’ont rien à voir. Je n’ai plus rien en commun avec la personne que j’étais avant. »
— Daniel, Donbass, Mai 2023
En juillet 2023, Daniel était toujours en centre de réhabilitation psychologique.
« Dans l’unité, tout le monde me surnomme Santa, j’ai 52 ans. J’étais ambulancier en psychiatrie
avant de m’engager dans l’armée. Mon oncle travaillait en psychiatrie, j’ai commencé cette
profession parce que c’était facile. Je m’occupais de personnes âgées avec des démences, et
de manière générale des individus qui avaient des comportements dangereux.
Je suis entré dans l’armée en 2016, en fait, j’avais suivi une formation militaire mais je ne pouvais pas être mobilisé parce que
j’avais cinq enfants. J’ai choisi de m’engager par moi-même quand mon fils est entré dans les
forces spéciales. Ma motivation et mon implication sont sans limite car c’est l’engagement de mon
fils qui m’a poussé à m’engager. Depuis 2020, j’avais repris mon travail en psychiatrie. Quand les
attaques ont commencé en février 2022, un jour plus tard j’avais remis mes papiers en ordre et
j’étais de nouveau dans l’armée. Avant de partir, j’ai promis à ma femme qu’on mettrait fin à
cette guerre ; et je me suis promis à moi-même que je servirai pour tous ceux qui ont choisi de
mettre leur vie de côté, jusqu’à parfois la perdre pour notre peuple.
Dans mon bataillon, je promulgue les premiers soins lorsqu’un gars est blessé et que l’unité médicale n’est pas avec nous.
Je suis les autres soldats sur les positions et si quelque chose tourne mal je viens récupérer
les blessés ou les soigner sur place si on ne peut pas les déplacer. Le reste du temps je fais
la cuisine pour mes camarades. En février 2022, je voulais rejoindre le bataillon de médics,
mais cette unité d’artillerie n’avait pas de médecin donc j’y ai été assigné. »
— Ceva, Donbass, Mai 2022
« Cette année s’est passée dans la guerre, c’était de la violence quotidienne, tous les jours,
toutes les semaines finissent par se ressembler. Tu prends quelques bouffées d’oxygène quand,
entre deux roquettes, tu trouves quelques heures pour aller à la pêche, mais ça n’effacera jamais
les moments où tu vas récupérer un “200”, c’est le code pour une personne décédée. Il y a quelques
mois je connaissais bien le gars que j’ai dû récupérer et c’est moi qui lui ai attribué le code 200 ;
pour un blessé ça aurait été un 300, mais quand je suis arrivé c’était trop tard. Il s’appelait Roman.
Il y a des moments comme ça qui sont à chier, autrement le quotidien se passe de la façon dont il doit
se passer à la guerre. On y est depuis pas mal de temps, on l’a déjà vécu, c’est juste notre vie normale.
Parfois, il y a des endroits où on est stationnés qui sont plus agréables. Quand on était à Vuhledar j’avais l’habitude de faire de longues
promenades, c’était bien. Sur nos nouvelles positions j’ai commencé à aller à la pêche de temps en temps, quand c’est calme.
Nous sommes mobilisés ici depuis l’hiver et j’ai commencé à pêcher il y a quelques jours seulement, avant c’était trop dangereux.
Tout dépend du moment. Je sais que c’est inimaginable pour beaucoup de gens d’aller à la pêche quand tu es au front, à quelques
kilomètres des tranchées avec des roquettes qui tombent autour, mais tu as besoin de moments comme ça pour pouvoir te vider la tête
et être totalement concentré quand tu retournes combattre. À la guerre, le temps est long. Parfois tout se passe très vite, parfois
tu attends, tu surveilles, pendant des jours, des semaines ; alors tu as le temps d’aller pêcher. Il faut juste avoir de bons réflexes si le prochain missile tombe à côté du lac. »
— Ceva, Donbass, Juillet 2023
Vova, Toretsk, Mai 2022
« Je m’appelle Vova, j’ai 26 ans et je me suis engagé dans l’armée en 2018.
Depuis 2018 je passais six mois de l’année dans l’armée et six mois chez moi.
J’avais 21 ans quand j’ai commencé l’armée, j’ai fêté mon 22ème anniversaire sur la ligne de front.
En fait je voulais même m’engager un an avant, mais ma copine ne voulait pas. J’ai attendu mais c’était
trop important pour moi, donc je me suis engagé un an plus tard. Je ne me suis jamais imaginé militaire quand
j’étais enfant, mais quand mon pays a eu besoin et que j’en ai été capable, j’ai directement voulu aller au front.
J’ai fait ça pendant trois ans et demi puis j’ai arrêté mon contrat parce que j’étais trop fatigué, j’avais l’impression de vieillir trop vite.
Après ces trois ans et demi dans l’armée j’ai fait différents métiers à Kyiv.
Le 24 février, je travaillais dans un supermarché. D’un coup c’est devenu le chaos. Quand les bombardements ont commencé, la sécurité a arrêté de laisser les gens rentrer dans le
magasin, tout le monde était paniqué, les gens voulaient retirer de l’argent, acheter à manger…
Le lendemain, le 25 février, j’étais dans la première vague de mobilisation pour partir combattre. J’avais de l’expérience, je ne me voyais pas
rester faire un métier dans lequel je n’étais pas vraiment utile alors que des hommes inexpérimentés allaient devoir partir combattre, donc je me suis réengagé.
Chaque jour on se réveille, on se prépare, on fume une cigarette et on part pour notre poste. En général les rotations ont lieu toutes les deux heures. La majeure
partie du temps on surveille simplement la ligne de front ; parfois il faut contre-attaquer. Je suis celui qui charge le mortier et qui tire, si besoin.
Tu peux être l’homme le plus solide possible, la guerre te transformera forcément. Quand j’ai fini mon premier service, pendant deux mois j’ai été incapable de reprendre une vie normale.
Tu as besoin d’être bien entouré. Quand la guerre était plus calme, avant les récentes attaques, on passait beaucoup de temps à attendre, continuellement sous tension. Quand
je retourne à la vie normale, dès que j’entends un bruit sourd, qui sonne comme une explosion, j’ai une réaction disproportionnée, mon esprit reste en permanence à la guerre.
Mais chaque jour où je suis au front, quand je me lève le matin, je me rappelle que je me bats pour mes frères, pour qu’ils puissent connaître la paix. Je n’ai pas d’enfant
mais je sais que je me bats pour mes proches, pour ma copine même si elle préférerait que je reste auprès d’elle, pour ma mère, pour mes deux petits frères. »
— Vova, Mai 2022
Vova, un an plus tard, près de Vuhledar, Juin 2023
« Je me suis marié le 15 janvier, on a essayé de se rendre à la mairie le 14 mais il y avait trop de monde. On a juste signé les documents à la mairie, on n’a pas eu le temps de faire de fête. Avant tu pouvais avoir des permissions plus librement pour aller te marier, mais maintenant il faut donner un document spécifique à ton commandant, apparement trop de personnes abusaient de ce prétexte pour avoir un peu de repos. On n’a eu que quelques jours avec ma femme pour profiter de ce moment.
Un de mes deux plus jeunes frères a suivi un entraînement militaire en Grande-Bretagne, il devrait revenir en Ukraine pour combattre bientôt. Mon autre plus jeune frère vient aussi de finir son entraînement militaire, il va bientôt être envoyé sur une des lignes de combat.
Quand tu combats depuis plusieurs années, les histoires se répètent continuellement. Ce sont toujours les mêmes, des gens sont blessés, des gens meurent, les choses qu’on trouvait épouvantables sont simplement devenues habituelles. »
— Vova, Juin 2023
« Si je dois parler de cette guerre, de ce que c’est que d’être soldat, je veux parler de Roman
parce qu’il n’est plus là pour le faire et parce qu’il mérite que l’histoire se souvienne de lui.
Roman était originaire de la région de Kyiv. Il est arrivé dans notre unité juste après les attaques de février,
le 25. Roman s’est rendu au centre d’enregistrement de l’armée pour se déclarer volontaire le jour même où
les attaques ont eu lieu. Il a été dirigé vers notre unité, l’unité 72.
Notre unité était déjà formée, on se connaissait déjà tous et pourtant il a réussi à se faire une place
avec une facilité déconcertante. Avant de nous rejoindre, il travaillait dans la construction. Il nous
aidait continuellement à construire de nouvelles choses pour rendre la vie dans les tranchées plus confortable,
il pouvait fabriquer n’importe quoi à partir de rien, c’est comme ça qu’on lui a donné son nom de code :
« l’architecte ». Roman est mort à l’âge de 28 ans.
C’est arrivé le 7 novembre 2022, le matin, il était tôt. On a reçu un appel à la radio, le genre qui vous fait
accélérer les battements du cœur en une phrase. On était dans le bunker de l’immeuble qui nous servait de base
à Vuhledar. Nos positions étaient plutôt bonnes, cachées entre deux autres grands immeubles, on se sentait en
relative sécurité, pas particulièrement exposés.
On était cinq gars, aux pieds du bâtiment, en train de charger un mortier pour se préparer à contre- attaquer.
Il y avait Sacha, Roman, moi, notre commandant Denis et un autre gars. Sacha et moi on était à l’intérieur
du bâtiment, on récupérait les munitions, Roman et les deux autres gars préparaient le mortier à l’extérieur.
C’est à ce moment que le tank nous a frappés. La roquette a explosé juste en dessous du mortier qu’ils étaient
en train de mettre en place. Roman a presque été tué instantanément. Tous les trois se sont retrouvés projetés
au sol, je suis sorti du bâtiment et avec Sacha on a tiré notre commandant puis l’autre gars, qui étaient plus
proche de nous, pour les mettre à l’abris à l’intérieur. J’ai entendu Roman prendre une grande inspiration,
profonde et bruyante. J’ai tiré le second gars et je suis revenu pour lui. Il était déjà mort. Ses poumons
avaient été arrachés de sa poitrine, il les tenait dans ses mains.
La seule chose qui me console, un peu, c’est qu’on avait eu des tas de conversations au sujet de la mort dans
les tranchées avec Roman, et une fois il m’avait dit « si je meurs, tout ce que je demande c’est que ce soit rapide ».
J’imagine qu’il a eu au moins ça.
— Yura, près de Vuhledar, Juin 2023
Yura montre une photo de Roman, près de Vuhledar, Juin 2023
Tombe de Roman, Kyiv, Juillet 2023
« Après cette journée où on a perdu Roman et où nos deux autres gars on été blessés, on a eu deux
semaines de réhabilitation avec Yura. Deux semaines pour être prêts à revenir à la guerre et au
chaos. Yura a été appelé plus tôt, il n’a finalement eu qu’une semaine de repos car l’unité avait
besoin de lui. Pendant plusieurs semaines, je faisais des bonds à chaque fois que j’entendais une
explosion. On a beaucoup parlé avec les autres gars de l’unité pour essayer de ne pas enfouir cette
histoire au fond de nous.
Je pense souvent à Roman. Je me demande pourquoi lui et pas un autre.
Il faisait toujours attention, il ne prenait pas de risque inutile. Quand on a combattu près de
Lysychansk, les forces russes et ukrainiennes étaient très déséquilibrées. On lançait deux roquettes,
on en prenait 30 en retour. Roman avait construit ces petites tranchées de sécurité dans lesquelles
tu te jettes de tout ton long après avoir fait feu. Je me souviens de passer à côté de la tranchée
plusieurs minutes après le tire et de le voir toujours là, allongé, se couvrant la tête, alors que
tout le monde avait déjà oublié qu’on avait tiré. Il faisait attention à sa vie, il était bien décidé
à revenir auprès de de sa famille. Il voulait rentrer chez lui après cette guerre, une fois gagnée,
pour voir ses enfants grandir dans un pays dont il était fier. »
— Sacha, Donbass, Juin 2023
Toretsk, Juin 2022 — Quelques mois plus tard, Elvis a été transféré dans la 30ème brigade puis gravement blessé à la tête dans un bombardement. À l’été 2023 il était toujours hospitalisé.
« Dans une autre vie, avant l’armée, j’étais tatoueur. J’ai travaillé dans plusieurs salons et
puis j’ai ouvert le mien à Akhtyrka. Aujourd’hui, je fais partie de ceux qui préparent les munitions,
qui chargent les tanks, et qui font feu lors des missions. Je suis la main qui applique les ordres.
Quand on a du temps libre, les gars de l’unité viennent se faire tatouer dans mon salon improvisé,
peu importe où l’on se trouve à ce moment là. On fait parfois des tatouages dans les tranchées quand
le temps est long, ou dans une tente sur l’une de nos positions, à la lumière d’une lampe torche.
Ils me demandent souvent des tatouages de tanks, de roquettes, de munitions, les noms de leurs
enfants qui viennent de naître et de leurs copines, et l’emblème de l’Ukraine aussi. »
— Denis, près de Vuhledar, Juin 2023
« Je m’appelle Mikhaïl, j’ai 26 ans. J’ai été dans la marine pendant quatre ans,
alors quand les attaques de février ont eu lieu j’ai rejoins l’armée. Le 24 février,
je travaillais dans une usine de meubles, j’étais à l’usine et ma femme à la maison
avec notre bébé de 7 mois. On a entendu une première explosion dans mon village près
d’Ouman. Les murs de ma vieille maison tremblaient. On a directement compris que quelque
chose d’important était en train de se passer. Je n’ai même pas réfléchis, deux heures
après les attaques, j’étais au bureau pour m’enregistrer comme soldat volontaire.
Au début, j’ai été dans différentes unités d’artilleries puis j’ai rejoint l’unité 72.
Je suis principalement chauffeur pour mon unité, je peux déplacer les munitions, aller
récupérer de la nourriture, conduire les autres soldats sur la ligne de front…
Depuis petit, j’ai toujours voulu être soldat, je trouve que quand je suis sur le terrain
ma vie trouve son utilité. En tant que chauffeur, il faut avoir une bonne réactivité et
savoir garder son sang froid car toute ton unité dépend de toi quand une situation dégénère.
Je suis rentré dans l’armée pour la ponctualité, la stabilité et le respect qu’on t’accorde
pour défendre ton pays. Dans la réalité rien de tout cela n’est vrai, l’armée c’est souvent
la désorganisation, c’est même parfois le chaos total, et par la reconnaissance, il arrive
que les gens ne soient pas très amicaux avec les soldats ukrainiens, spécialement dans le
Donbass où tout homme en tenue militaire est perçu comme ennemi. Dans le Donbass, beaucoup
de civils sont en colère contre l’armée ukrainienne et c’est parfois difficile pour nous de
travailler.
Ma maison me manque, ma vie me manque. Le 19 juin ma fille a eu un an, je n’ai même pas pu la
voir. Quand me femme lui parle de moi, son premier réflexe est de pointer le téléphone du doigt.
C’est dur de voir que ta propre fille pense à toi par l’intermédiaire d’un portable.
J’ai grandi en foyer à partir de mes 14 ans, j’ai eu peu d’opportunités pour étudier.
En rentrant, après la guerre, je veux permettre à ma fille de faire de grandes études, de choisir
sa voie, d’avoir le meilleur futur possible. »
— Mikhaïl, Donbass, Mai 2022
En Mai 2022, je rencontrais Mikhaïl près de Lysychansk. Je l’ai suivi pendant plusieurs mois dans le
Donbass, dans différents villages dans lesquels l’unité 72 était mobilisée à l’été 2022.
En juillet 2023, après un moment sans nouvelles, j’apprends que Mikhaïl est hospitalisé depuis plusieurs
mois après avoir contracté la tuberculose, très certainement causée par les conditions de vie dans les tranchées.
Après une longue période dans un état critique, il est à présent stabilisé mais toujours hospitalisé.
« Dans les tanks, on travaille par groupes de trois. En février dernier, j’ai perdu toute mon équipe à Vuhledar,
notre tank a été détruit par une roquette. J’ai réussi à ramener le chef mécanique du tank, mais notre commandant
est mort sur le coup.
Après ça on m’a affecté une nouvelle équipe et on a repris la défense de la ligne de front aux abords de Vuhledar.
On y est encore aujourd’hui, en juillet, on y était déjà cet hiver. Jusque-là notre bataillon de la 72 n’a perdu
qu’un tank et qu’un homme, c’était les miens. »
— Anatoli, Donbass, Juillet 2023
« Je m’appelle Nikolaï et j’ai 34 ans. Avant la guerre j’avais un travail des plus banals, je m’occupais des renouvellements
de passeports dans un bureau administratif. J’ai suivi une formation militaire et j’avais déjà combattu au début de la guerre,
en 2014. Je suis soldat mais je suis contre la violence, la violence vient des russes qui tirent délibérément sur des civils et
tuent des familles sans aucun remord. Quand on (l’armée ukrainienne) tire, on ne cherche pas à provoquer le conflit, au contraire
on veut y mettre fin.
C’était moins difficile de revenir me battre comme j’avais déjà combattu avant, j’avais déjà connu la peur, j’avais déjà vu la mort.
Comme il y a huit ans je suis là pour ma famille, dans l’espoir que mes proches puissent avoir un futur, moi je ne compte pas.
J’essaie de mettre de côté mes émotions, quand je suis au front je m’oublie, ma personne ne compte pas. Je ne pense qu’à ceux pour qui
je suis revenu combattre. Si tu réfléchis trop, tu t’effondres. »
— Nikolaï, Donbass, mai 2022
Nikolaï, Donbass, juin 2023
J’ai revu Nikolaï pour la première fois en Mai 2023, il était en permission à Kyiv où il rentrait pour voir ses proches. Il avait cinq jours de permission, cinq jours en dehors du Donbass, cinq jour de vie plus ou moins normale.
« Je demande des permissions de temps en temps pour venir voir ma mère et mon père, savoir s’il vont bien. Ils habitaient à Kyiv
avant les attaques de février et y sont restés depuis, même quand la situation y était tendue. Depuis plus d’un an, ils continuent
de venir s’abriter dans la station de métro la plus proche quand la sirène se met à sonner. Les premières fois où je suis revenu,
je passais voir mes amis, mais beaucoup de gens ne peuvent pas comprendre ce que tu vis quand tu es au front. Ils te posent des
questions étranges comme « Est-ce que tu vas bien ? » et te disent « Fais attention à toi », alors que… si un missile tombe sur
l’endroit où tu es en mission tu ne peux pas faire grand chose pour te protéger.
Je me sens différent d’il y a un an, c’est un sentiment d’aliénation que personne ne peut comprendre tant qu’il n’a pas connu la guerre.
Les autres gens n’ont aucune idée de la réalité concrète du front et ne peuvent pas l’envisager. Nos proches ne peuvent plus
nous comprendre, personne qui vive un quotidien ordinaire ne le peut.
Finalement, j’ai commencé à voir de moins en moins de monde à chaque fois que j’ai eu des permissions, parfois je ne rentre
que pour voir mes parents.
En permission, les journées passent terriblement vite, tu te lèves, tu te reposes un peu, tu manges avec tes proches et
la journée passe en un éclair.
Je me souviens, quand je t’ai rencontrée, je n’aimais pas trop être pris en photo. Je pensais que la guerre ne serait qu’un épisode temporaire que je pourrais effacer de ma vie. Mais je me suis rendu à l’évidence que ça allait durer, ce sera une partie importante de ma vie, si j’en sors et si cette guerre se termine, alors autant prendre des photos pour qu’il en reste une trace. »
— Nikolaï, Kyiv, mai 2023
« On est épuisés. Moralement, on a vieilli bien plus qu’en une année normale. C’est difficile à décrire comme sentiment, c’est comme si tu prenais dix ans en un an. On est devenus plus forts face à ce qu’on voit et ce qu’on vit au quotidien. Ce qui était insurmontable au début est simplement devenu un détail du quotidien.
La vie me semble être devenue un noeud géant dont toutes les cordes sont entrelacées et ne pourraient être délacées. Le positif et le négatif ne peuvent plus se dissocier. Quand quelque chose de terrible se produit tu essayes de le mettre de côté, de passer à autre chose une fois que la journée est terminée. Mais quand un de tes gars est blessé ou tué, tu ne peux pas, et tu ne veux pas passer à autre chose, tu le porte avec toi chaque jour qui suit, jusqu’à la fin de cette guerre et jusqu’à la fin de ta vie.
Au sein de l’unité, je suis la personne responsable de la santé psychologique des gars. Je dois m’assurer qu’ils n’ont pas de problèmes sérieux, qu’ils soient un minimum heureux dans un contexte où il est difficile de l’être. Je m’assure qu’ils aient du temps de repos. Si un gars ne va pas bien il peut venir me voir. C’était le cas de Daniel.
Il y a un an cette guerre était un enfer, aujourd’hui c’est un enfer total et tu veux des meufs. Plus sérieusement, ce qui me manque c’est le confort,
pouvoir profiter de la vie, profiter de ma jeunesse. J’ai l’impression de perdre des années précieuses de ma vie.
J’ai changé, je suis une personne complètement différente. Ma perception du monde a changé, ma perception des gens, de l’humanité. Je ne serai plus
jamais la même personne qu’avant. »
— Nikolaï, Donbass, juin 2023
Igor, Mai 2022
Igor, Juin 2023
« Je m’appelle Igor, j’ai 22 ans. Je suis lieutenant, j’ai été diplômé de l’école des
officiers quelques mois avant les attaques de février. Je supervise une partie de mon unité,
j’indique les consignes à suivre, je suis le lien entre les décideurs et ceux qui sont sur le
terrain. Je circule entre les différentes positions pour m’assurer que tout se passe bien pour
mes soldats.
Peu de temps après la formation de notre unité, un soir, on devait aller secourir des gens après
le bombardement de leur immeuble. Il faisait nuit noire, il y avait six blessés, le bâtiment était
en feu. On a pu sauver seulement trois des civils qui étaient piégés, les autres ne s’en sont pas
sortis ; chacun des hommes de mon unité présent cette nuit là, moi compris, s’en veut terriblement.
On pense à eux souvent.
Il y a un rituel ici en Ukraine : quand on boit tous ensemble, on lève son verre, plusieurs fois,
les deux premiers coups sont pour les vivants, au troisième coup on verse quelques gouttes d’alcool
sur le sol et on pense à ceux qui sont morts ; on pense à ceux qu’on n’a pas pu sauver ce soir-là. »
— Igor (Ataman), Donbass, Mai 2022
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Quand j’ai rencontré Ataman en Mai 2022, il était déjà lieutenant alors qu’il n’avait que 22 ans. En juillet 2023, un peu plus d’un an plus tard, il était promu capitaine. Tous ses hommes s’accordaient déjà à dire que c’était un lieutenant de ceux que tu te sens chanceux d’avoir, qui te laisse rendre visite à tes proches pour les anniversaires et qui t’écoute toujours, même quand il n’en a pas vraiment l’air - comme pendant ses entrainements de boxe dans la cours de la base sur son temps libre ou pendant qu’il joue aux jeux vidéo affalé sur son lit du bunker pendant la nuit.
« Il y a un peu plus de paperasse qu’avant et j’ai moins besoin d’aiguiller mes hommes car ils ont leurs habitudes depuis février 2022. La différence majeure depuis l’année dernière, c’est qu’on est beaucoup plus organisés. Depuis septembre dernier, toutes les unités ont obtenu des ordinateurs avec des écrans partagés, qui leurs permettent de surveiller le champs de bataille grâce à des drones. Avant ça il y avait beaucoup plus de missions de reconnaissance. À présent, on peut couvrir un territoire beaucoup plus important en direct grâce à cette surveillance.
L’année a été longue, il s’est passé tellement de choses et en même temps elle est passée terriblement lentement. La période la plus difficile c’était il y a quelques mois, lorsqu’on était à Pavlivka, les russes ont fait une offensive. On a réussi à prendre le dessus mais c’était très dur. On était attaqués de tous les côtés, et on a eu des problèmes internes, avec nos commandants, ils attendaient jusqu’au dernier moment pour donner leurs ordres, c’était très dur psychologiquement pour nous qui étions totalement encerclés et voyions les russes se rapprocher d’heure en heure. Ils ne nous donnaient l’ordre de contre-attaquer que lorsque les russes étaient dans la rue d’à côté. Plusieurs fois, on s’est retrouvés en face à face avec eux. C’était le chaos, on ne savait pas qui était avec qui, si tu tirais tu avais une chance sur deux de toucher un soldat de ton armée.
Il y a une cette fois où un groupe de mon unité s’est retrouvé face à face avec un groupe de soldats russes au croisement de deux rues à
Pavlivka. Mes gars n’étaient que cinq, moins nombreux, moins équipés. Un des soldats de l’unité russe leurs a crié « Qui êtes vous ? Avec
qui vous êtes ? ». Ils ont renvoyé la question. L’unité russe a donné son identification comme la première unité des forces spéciales russes.
L’un des gars de mon unité qui connaissait bien leurs identifications a répondu qu’ils étaient de la deuxième section de forces spéciales. Les russes ont demandé où les gars de
mon unité allaient, ils ont répondu et chacun a continué sa route. Le chaos a aidé et mon unité a réussi à jouer avec ça. S’il y avait eu des tirs,
il y aurait eu beaucoup de morts, c’est arrivé plusieurs fois déjà. Et puis quelquefois, il y a des situations comme celle-là dont on peut rire après.
Ma copine étudie à Lviv, je sais qu’elle est en sécurité par rapport à nous ici, c’est le plus important. J’ai pu la voir il y a trois semaines, avant ça je ne l’avais pas vue depuis trois mois,
parfois c’est plus long. Je ne l’ai vue que quelques fois cette année, mais je l’appelle tous les jours. Encore aujourd’hui quand on est au téléphone si elle entend une explosion, des tirs,
elle s’inquiète, je dois la rassurer, lui dire que tout va bien pour moi.
Un jour on se mariera, plus tard, quand tout ira mieux.
La guerre reste la guerre, rien ne change jamais vraiment, et il n’y a rien que nous puissions y changer. La vie était difficile il y a un an, elle l’est encore aujourd’hui. Il y avait des tirs
il y a un an, il y en a encore autant aujourd’hui. Peut-être que moi j’ai changé, je ne sais pas, je n’en ai pas l’impression ; mais peut-être que si quelqu’un qui me connaissait avant me voyait aujourd’hui
il me dirait que je ne suis plus la même personne qu’avant.
Et puis, peut-être que je suis simplement trop habitué au chaos, pourtant tu ne peux jamais vraiment t’habituer à tout ça. Je me vois un peu comme un rocher, et tout ce qui se passe coule
au dessus de moi mais ne m’atteint jamais. »
— Igor (Ataman), Donbass, Juillet 2023
« Je m’appelle Serguey, j’ai 28 ans. Dans ma vie avant l’armée j’étais électricien. En 2017, un de mes camarades avec qui j’avais étudié a signé un contrat pour rejoindre
l’armée pour deux ans. Il me disait sans cesse que je devrais le rejoindre, que ce qu’il faisait là-bas me plairait. En 2019, j’ai finalement décidé de le faire et j’ai rejoint l’unité
d’artillerie, mon bataillon travaillait avec des canons D20, les mêmes que ceux utilisés pendant la Seconde Guerre Mondiale.
J’ai servi pendant deux ans dans l’artillerie mais j’avais l’impression de ne pas être suffisamment dans l’action. En 2020, j’ai demandé à être redirigé vers les troupes de combat direct,
je voulais avoir une autre expérience de l’armée. J’ai servi avec l’unité 58 à partir de cette période, j’en faisais partie en février 2022 quand l’invasion a eu lieu.
Avant 2022, les choses étaient différentes. Nos armées [ukrainienne et russe] s’affrontaient par des tirs à distance. On avait déjà des tranchées mais principalement pour se cacher des tirs
de canons. Depuis l’année dernière tout est différent, on a appris ce que c’était que de regarder l’ennemi droit dans les yeux, de lui faire face directement. Cette guerre est devenue plus personnelle.
Tu dois tuer une autre personne que tu individualises, mais tu n’as pas d’autre choix. Tu le regardes dans les yeux et tu sais que tu dois tirer, sinon il le fera avant toi et tu vas mourrir. »
— Serguey, Donbass, mai 2023
« J’ai pris des éclats de shrapnel dans les deux jambes et un des doigts de ma main gauche a été arraché. C’était à Bakhmout,
au printemps dernier. J’ai été évacué de la tranchée sur un scooter. La tranchée était tout près de ce checkpoint sur lequel
la pierre tombale de Poutine était déposée.
Un lance-grenade a tiré sur nos positions, le genre que tu utilise contre un tank. J’ai de la chance de m’en être sorti.
Après ça j’ai passé un mois en réhabilitation, et quand j’ai repris mon post l’armée m’a remis dans l’artillerie.
Mon contrat s’est terminé il y a un an, j’ai dépassé la durée de mon service. Je sers depuis 5 ans non-stop. Après mes blessures,
j’aurais pu avoir un post de bureau ou en base arrière, mais je veux continuer à protéger mon pays.
Je ne me sens pas mal quand je repense au premier russe que j’ai abattu en face à face. Je ne fais pas de cauchemars, en fait j’y pense rarement.
Au début un peu, mais aujourd’hui, après tout ce que les russes ont fait à notre pays, j’ai perdu toute sorte de remords.
Quand j’étais enfant, il y a eu une énorme bagarre dans le village où j’ai grandi. Un des hommes était saoul, il en a tué un
autre avec un couteau. J’étais là, c’était en hiver. Je me souviens du sang sur la neige. Je crois que cette image m’a anesthésié,
plus aucun souvenir de sang qui coule ne reste ancré dans ma tête. »
— Serguey, Donbass, mai 2023
Sheriff, Toretsk, Juin 2022
« Je m’appelle Andrei, mais dans l’unité on me surnomme “Sheriff” car avant l’armée j’étais policier. Juste après les attaques de février j’ai envoyé ma femme et mes quatre enfants en dehors de l’Ukraine pour être sûr qu’ils soient en sécurité. Ma famille, c’est ce qui compte le plus pour moi, avec ma femme on voulait plus que tout avoir des enfants mais ça n’a pas été facile. On en a adopté deux et on en a eu deux. Le plus grand vient d’avoir 18 ans. Immédiatement après son anniversaire il a signé les documents auprès du gouvernement pour demander une formation militaire, il a dit à ma femme que c’était pour me rejoindre et pour qu’on veille l’un sur l’autre. Il doit bientôt recevoir sa formation, j’espère que la guerre sera terminée d’ici-là et qu’il ne viendra jamais ici. »
— Sheriff, Donbass, Juin 2022
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J’ai revu Sheriff un an plus tard, c’était son dernier jour au front avant de quitter l’unité 72 et la section de Javelin.
« Il y a quelques mois mon fils, Sacha, a finalement signé son contrat d’engagement pour l’armée, c’était en mars.
Il l’ont envoyé à Zaporijia. Pour l’instant il va bien, mais tous les jours je m’inquiète pour lui. J’espérais que
la guerre se terminerait avant qu’il n’ait à partir combattre, il n’a que 19 ans. Il est petit de par son âge, mais
plus grand que n’importe quel homme que je connaisse de par son courage. Je ne l’ai pas revu depuis qu’il s’est engagé,
et je n’avais déjà pas pu le voir depuis longtemps avant ça, car j’étais moi-même mobilisé.
J’ai un autre de mes fils qui veut lui aussi s’engager. Ma femme s’inquiète beaucoup pour nous, je l’avais envoyée avec
mes enfants en Pologne juste après les attaques de février 2022. L’un de mes fils a eu un bébé,
je suis devenu grand-père. Ils sont toujours là-bas.
J’ai commencé à servir dans l’armée en 2014, j’avais intégré les forces spéciales. Avant ça, jusqu’en 2013,
j’étais dans la police. Il y avait de plus en plus de corruption avec des changements dans l’administration, je n’étais
plus d’accord avec mes dirigeants donc j’ai quitté les services de police. J’avais déjà fait mon service militaire, donc
je me suis engagé dans l’armée. Je n’ai pas arrêté de servir depuis 2014, alors forcément quand les attaques de février
2022 ont eu lieu, j’étais là, prêt à défendre mon pays.
Je viens d’avoir une promotion, aujourd’hui c’est mon dernier jour au front. Depuis 2014, j’étais en première ligne,
à présent je vais avoir un post près de ma famille. Mon plus jeune fils a 7 ans et je suis au front depuis 9 ans, je vais
enfin pouvoir passer du temps avec lui et le voir grandir. Neuve ans de guerre, 12 commotions cérébrales, miraculeusement
aucune blessure par le shrapnel. J’aime dire que c’est parce que ma femme est une sorcière, elle veille sur moi, c’est mon
ange gardien. Au long de de mes années de service, j’ai perdu trois hommes. On n’oublie jamais un homme qui est mort sous
ses ordres. Avec ce nouveau post, je vais quitter l’unité 72 et la section de Javelin et je vais à présent m’occuper du
recrutement et de l’entraînement des futurs soldats.
Depuis l’année dernière notre bataillon a connu beaucoup de changements, beaucoup de pertes. Les hommes qui le composaient
ont changé totalement déjà trois fois, tous sont morts ou ont été blessés.
C’est difficile de penser à comment l’on se sent, je dirais que la majorité d’entre nous ressent une immense rage,
une colère qui pousse à vouloir détruire totalement l’ennemi. Ma force, notre force vient de notre colère. Si ce n’est pas eux, alors ce sera nous.
Si l’on veut que cette guerre s’arrête et que nos pertes cessent, il faut que les russes quittent notre territoire, mais ils ne veulent pas partir. Si on ne les tue pas il ne
restera plus aucun d’entre-nous, alors si c’est à mes hommes et moi de faire ce qu’il y a à faire, on le fera. C’est « La liberté ou la mort »
(slogan l’unité 72).
Mes deux plus jeunes fils grandissent déjà tellement vite, la guerre leurs fait porter un poids qu’aucun enfant ne devrait porter. Quand on leurs demande qui sont leurs ennemis ils répondent : “les russes”, que devrait on faire d’eux : “les tuer”. Pourtant ce sont des enfants, ils n’ont que 6 et 7 ans. Je ne leurs ai jamais appris ça, je ne parle pas de la guerre et de ce que je fais au front à la maison, mais ils tiennent déjà ce discours. »
— Sheriff, Donbass, Juin 2023
Sheriff, un an plus tard, Kourokhove, Juin 2023